Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
eco-medie.over-blog.com

Blog consacré à l'économie et l'économie politique

Anarchie, Etat et Nozick

Anarchie, Etat et Nozick

Les anarchistes de gauche rejettent l’Etat et la propriété privée des moyens de production. Les libertariens sont en quelque sorte des anarchistes de droite ; eux-aussi rejettent l’Etat mais ils vénèrent la propriété privée. On a beaucoup parlé de « l’Etat gendarme » qui était le modèle politique du libéralisme au XIXe siècle. Cet Etat n’intervient pas dans l’économie et les affaires sociales mais il protège les personnes et les propriétés contre les délits et il veille à la bonne exécution des contrats. La question que se posent les libertariens est : un Etat minimal du type Etat gendarme, n’est-ce pas déjà trop d’Etat pour nous qui y sommes allergiques ? Les libertariens sont divisés sur la réponse. Dans la première partie de son ouvrage, Nozick tente de convaincre ses coreligionnaires, certes à contrecœur, que se passer d’une Etat minimal entraîne des problèmes inextricables.

 

Comment Nozick définit-il une distribution juste ? C’est une distribution de la propriété qui résulte :

  • D’acquisitions qui respectent le principe de la juste acquisition
  • De transferts de propriété qui respectent le principe du juste transfert.

 

Concernant l’acquisition, il faut distinguer les produits de l’activité humaine et les ressources naturelles non créées par l’homme.

  • On acquiert légitimement le bien dont on est le producteur.
  • Quant à la terre, aux sources d’eau, aux richesses du sous-sol, Nozick défend le droit du premier arrivé. On a droit à ce qu’on découvre. Nozick consacre pas mal de pages à cette question. La propriété des dons de la nature est un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre avant et après Nozick qui, lui, s’inspire de Locke. Je ne développe pas cette problématique présentement, parce que je lui consacre le chapitre 20.

 

La légitimité du transfert lui vient du libre consentement des parties. Il y a trois modes de transfert justes : l’échange (achat-vente), le don et le legs.

Une telle théorie n’accorde manifestement aucune place aux taxes et aux transferts de l’Etat.

 

Nozick distingue les théories de la justice en deux catégories : les théories finales et les théories historiques. Les premières fixent un modèle auquel doit répondre la répartition pour être déclarée juste, par exemple à chacun selon ses besoins. Les secondes fixent des conditions auxquelles les processus de répartition doivent répondre. Les premières visent le résultat, les secondes le chemin qui y mène. La plupart des politiques égalitaristes sont finales, la théorie de Nozick est historique.

Un défaut commun entache toutes les théories finales. Supposons, dit Nozick, que pour la théorie finale X, on ait atteint une répartition juste. La vie continue et les acquisitions et transferts justes auront vite fait de bousculer la répartition qui de juste deviendra injuste. Il ne sera donc possible de maintenir une distribution juste finale que par un système d’obligations et d’interdictions. « La société socialiste devrait interdire les actions capitalistes entre adultes consentants. »[1] Outre les actions typiquement capitalistes, l’égalitarisme doit interdire les dons et héritages car ils accumulent de la richesse dans certaines mains : la famille devient une gêne pour ces systèmes car elle favorise ces actions que Nozick qualifie d’actes d’amour.

 

Nozick met le doigt ici sur des problèmes bien réels. Lorsque la société agit selon une valeur, elle dégrade la situation par rapport aux autres valeurs. La condition humaine est ainsi faite qu’il y a des renoncements auxquels nos choix, quels qu’ils soient, nous condamnent. Certains individus sont plus sensibles à tel renoncement, d’autres à tel autre. Comme je l’ai déjà expliqué, il est préférable de poursuivre une combinaison de plusieurs valeurs ; elle ne satisfera pleinement personne mais elle paraît plus supportable que l’intégrisme dans une valeur, tel que Nozick le pratique avec la liberté.

 

L’évocation de l’amour parental dans l’argumentation me paraît spécieuse. D’abord en pensant à tous les parents aimants qui n’ont pas de biens matériels à léguer. Mais il y a plus important : le désir le plus bienveillant que les parents peuvent témoigner pour leurs enfants, n’est-ce pas qu’ils puissent vivre dans un monde juste et apaisé plutôt que de les voir dotés de privilèges dans un monde injuste ? Mill écrit :

« Je ne peux admettre qu’il soit obligé vis-à-vis de ses enfants, simplement parce qu’ils sont ses enfants, de les faire riches sans la nécessité d’un effort. Les parents ont l’obligation envers la société de tenter de faire de leurs enfants des membres honorables de celle-ci et se doivent de prodiguer aux enfants, dans la mesure où ça dépend d’eux, l’éducation et les moyens qui les rendront capables de réussir leur vie par leurs propres efforts. »[2]

 

Notre parti comptera sur les taxes pour maintenir l’inégalité dans certaines limites, autant que sur les obligations et les interdictions. Mais cette option ne plaît pas plus à Nozick qui ne voit pas de différence entre taxes, expropriation et travail forcé :

« La taxation des revenus du travail est à mettre sur le même pied que le travail forcé (…) ; prendre le gagne-pain de n heures est comme prendre n heures de la personne ; c’est comme obliger la personne de travailler n heures pour un autre but. »[3]

 

Quand Louis XIV prélevait des impôts, c’était pour financer le luxe de sa vie parasitaire et de celle de sa cour. Nozick fait fi de ce que les impôts actuels financent en grande partie des services publics. Les opinions divergent quant à ce que devraient être ces services, mais au moins, l’impôt n’est pas sans contrepartie, ce qui le distingue du travail forcé. Même dans le cas des transferts en faveur des pauvres, les riches bénéficient d’un avantage compensatoire, comme Mankiw l’a admis (cf. supra).

 

L’impôt frappe le revenu du travailleur laborieux qui préfère l’argent au loisir. Par contre, il épargne le loisir de celui qui est plus attiré par le temps libre. C’est illogique, remarque Nozick. Il a raison. C’est parfaitement illogique. Mais renoncer à cette taxe illogique frappant des personnes nanties de la faculté contributive, n’entraîne-t-il pas des problèmes autrement plus douloureux : l’inhumanité de laisser les pauvres croupir dans leur misère ou la stupidité d’abandonner les services publics ? Une faute courante chez les auteurs libertariens est l’incapacité de mesurer adéquatement la souffrance infligée par diverses causes : la souffrance engendrée par une atteinte à la liberté qu’ils dénoncent (par exemple, devoir payer des taxes), la souffrance induite par leurs propositions (par exemple, celle que cause la pauvreté due à l’abandon des politiques sociales), la souffrance inhérente à un état qui leur sert de comparaison (ici, le travail forcé). Ce défaut est révélateur d’un travers plus profond. Le libertarisme est indifférent au bonheur et au malheur humains. Il se raccroche à un postulat théorique : l’absolue prééminence de la liberté sur toute autre considération.

 

Par les taxes et autres prélèvements, les systèmes de justice finaux mettent la main sur le produit de certains pour l’allouer à d’autres ou pour financer des actions que la personne taxée n’a pas personnellement choisies. Nozick l’interprète ainsi :

« Ce processus par lequel ils prennent ces décisions vous concernant fait d’eux un propriétaire partiel de vous. » 

(Les principes de justice distributive finaux) entraînent une mutation de la notion libérale classique de la propriété de soi vers une notion de droits de propriété (partiels) dans d’autres personnes. »[4]

 

Nous ne sommes pas nos biens et nos biens ne sont pas nous. Il peut être désagréable de voir son revenu obéré par les impôts, mais, heureusement, notre personne n’est pas obérée. Cette affirmation est gratuite et absurde. Qui se sent dépossédé de sa personne parce qu’il paye des taxes ?

 

Divers auteurs, dont Rawls, se fondent sur l’intrication du hasard dans le talent pour relativiser son mérite (cf. chapitre 10). Nozick rétorque qu’il faut accepter que le hasard influence nos vies indépendamment du mérite. Certes. Il serait en effet absurde et d’ailleurs impossible de vouloir éradiquer le hasard complètement. A mon avis, la place que la société doit réserver au facteur chance dépend de la façon dont l’événement aléatoire considéré affecte la vie des individus qu’il touche. Un argument de Friedman dans son ouvrage précité m’aidera à clarifier ce point. Supposons, propose-t-il, un groupe de quatre personnes qui se promènent dans la rue ; l’une d’elle trouve un billet de 20 dollars sur le trottoir. Friedman récuse l’idée que les trois autres auraient le droit de l’obliger à partager ou qu’elle aurait l’obligation morale de le faire. L’affirmation de Friedman me paraît admissible dans ce cas, parce qu’il s’agit d’une chance qu’on peut qualifier d’anecdotique. Supposons une société où la richesse des habitants dépend uniquement du montant aléatoire des billets qu’ils ramassent dans la rue. La chance systémique détermine sensiblement la situation sociale des individus, comme le fait par exemple la naissance. Elle me parât inacceptable.

 

Nozick s’élève également contre l’idée qu’un partage doit nécessairement être juste. Ceux qui me critiquent lorsque je partage un gâteau en parts inégales ne s’offusquent pas du traitement discriminatoire entre les gérants de cinéma lorsque je vais voir le film chez l’un plutôt que chez l’autre. Je n’ai pas à justifier, dit-il, l’usage que je fais de mon argent, vis-à-vis des zélateurs de la justice. Comme souvent, Nozick tire d’une proposition correcte des déductions erronées ou outrancières. Si de façon systématique et répétée, je donne à un enfant une portion de gâteau moindre sans justification, ne s’agit-il pas d’une forme de maltraitance psychologique ?

 

Dans le même genre d’argumentation, on trouve ce questionnement qui concerne l’égalité des chances : pour m’épouser, ma femme a peut-être repoussé quelqu’un de moins beau. Nozick demande : peut-on m’obliger à payer la chirurgie esthétique aux moins beaux ; ou la collectivité, peut-elle forcer les plus beaux à subir une opération qui les enlaidit pour assurer l’égalité des chances ? On retrouve à nouveau cette confusion entre ce qui concerne les personnes et ce qui concerne les biens (les revenus que rapportent les talents), une frontière qui semble ne pas exister pour Nozick. Mais l’exemple absurde de la chirurgie esthétique fait apparaître en anamorphose des faits réels comparables qui ne sont pas absurdes. Dans les pays civilisés, la sécurité sociale finance régulièrement des opérations chirurgicales et d’autres traitements pour réparer les défauts physiques de ceux qui naissent avec un handicap, sans que personne n’y trouve à redire.

 

Nozick, après ça, tente de culpabiliser les « égalitaristes ». Son arme pour y arriver est l’un des sept péchés capitaux : l’envie.

« La personne envieuse, si elle ne peut pas (aussi) posséder une chose (talent etc.) qu’un autre a, préfère que cette autre personne ne l’ait pas non plus. L’homme envieux préfère que ni l’un ni l’autre ne l’ait plutôt que les autres l’ayant alors que lui ne l’a pas. »

 

Nozick trouve ce sentiment, cette émotion incompréhensible. Ne devrait-on pas plutôt se féliciter de la réussite des autres ?

« Comment les activités d’un autre, ou ses caractéristiques, peuvent-elles affecter mon amour-propre ? Mon amour-propre, le sentiment de ma valeur, ne devraient-ils pas dépendre seulement de faits me concernant ? Si d’une certaine façon c’est moi que j’évalue, comment des faits relatifs à d’autres personnes peuvent intervenir. »[5]

 

Comme Nozick le remarque, c’est une tendance humaine fondamentale de se comparer aux autres. A son avis, le problème de fond est une espèce de complexe d’infériorité que cette comparaison induit chez certaines personnes se sentant moins douées. Dans ce cas, si la tendance à la comparaison persiste, aucune réforme sociale ne parviendra à améliorer l’amour-propre de ces personnes.

Nozick limite son analyse à la question des capacités individuelles. Il prétend d’ailleurs que la comparaison afflige le plus lorsque le succès de l’autre découle de son talent plutôt que d’autres facteurs. Cette affirmation est en contradiction avec les données des sondages réalisés dans le cadre des études sociologiques que j’ai déjà évoquées[6].

 

Nozick commet dans cette réflexion sa faute habituelle. Il ramène un problème social au niveau de la personne individuelle. Dès lors, tous les facteurs sociaux sont gommés. En réalité, l’être humain, tous les êtres humains et pas seulement les égalitaristes, se livrent à ces comparaisons. Celles-ci portent sur les récompenses aussi bien que sur les capacités. Il faudrait être très borné pour prétendre que ces récompenses sont toujours distribuées en fonction du mérite. La personne se compare le plus souvent une moyenne sociale vaguement estimée plutôt qu’à un individu donné. L’être humain est fait de forces et de faiblesses qu’il faut pouvoir analyser sans condescendance. Pickett et Wilkinson ont diagnostiqué nombre de dysfonctionnements sociaux suscités par l’inégalité (cf. chapitre 11). C’est que notre espèce y est très sensible. Comme ils l’ont montré, notre histoire ancienne n’y est pas étrangère.

 

Comme je l’ai montré au chapitre 7, la theory of social choice américaine caricature le débat politique. Nozick joint sa voix à cette politologie réductrice. Il s’interroge : pourquoi les 51% des électeurs les moins riches ne votent-ils pas des mesures de redistribution radicale à leur avantage au détriment des 49% plus riches ? Mais il connaît la réponse : il y a une majorité de rechange : les 51% les mieux lotis contre les 49% du bas. Tout dépend de si les 2% du milieu s’allieront avec le 49% du haut ou ceux du bas. Il se fait que ceux du haut ont plus à leur offrir. CQFD. Que de facteurs négligés ! Le graphique de la répartition des revenus à la forme d’une toupie et non d’un cylindre ; l’inégalité n’est pas que pécuniaire ; les groupes socioprofessionnels (salariés, indépendants, cadres…) ont chacun une culture propre créant des solidarités ; des facteurs éthiques ou idéologiques (voire raciaux ou religieux) interviennent dans les votes.

 

Le libertarisme est généralement perçu et c’est certainement son souhait, comme une théorie célébrant l’individu ; en face de celui-ci, la société, toujours prête à raboter ses droits, est l’adversaire. Mais derrière les belles phrases, reconstituons la société idéale selon Nozick. L’individu risque d’y être fameusement malmené. Les caprices du hasard n’ont pas de contrepoids. L’individu a juste le droit d’accepter la distribution de la propriété telle qu’il la trouve ainsi que les règles d’acquisition et de transfert si bien spécifiées par Nozick. S’il n’est pas servi par la chance, le pauvre individu se trouve face à un Etat amputé de ses fonctions sociales, l’Etat-gendarme, qui veille jalousement sur la propriété d’autrui. Lorsque son milieu social est caractérisé par ce type d’individualisme, l’individu réel peut se sentir écrasé.

 

 

[2] Mill John Stuart (1909) Principles of Political Economy with some of their Applications to Social Philosophy (2 volumes), Longmans, Green and Co, London. Site Internet Library of Economics and Liberty, p. 221

[3] Nozick. op. cit. p.169

[4] Ibid. p.172

[5] Ibid. pp.239-240.

[6] Alesina, Alberto F. et Paola Giuliano. 2009. "Preferences for Redistribution", NBER Discussion Papers, Working paper 14825. www.nber.org/papers/w14825. p.21.;

Grosfeld, Irena et Claudia Senik. 2010. "The emerging aversion to inequality ", Economics of transition, Vol 18. p.4

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article