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Blog consacré à l'économie et l'économie politique

Trois précurseurs du libéralisme au XVIII ème siècle

David Hume

David Hume

Ci-dessous le chapitre de mon livre qui résume brièvement les idées économiques de:

Hume David

Grande Bretagne

1711-1776

Smith Adam

Grande Bretagne

1723-1790

Turgot Jacques

France

1727-1781

L’économie politique à la fin du siècle des lumières

Venons-en maintenant à deux personnages qui seront en contact avec Adam Smith et l’influenceront considérablement. L’Ecossais David Hume est un philosophe des lumières. Ses « Political Discourses » de 1752 expriment bien ses idées économiques libérales. Et d’abord, son anti-mercantilisme.

 

Contre la « groundless apprehension » qu’un Etat pourrait se vider de ses métaux précieux par le commerce international, il écrit : « and I should dread, that all our springs and rivers should be exhausted, as the money should abandon a kingdom where there are plenty of people and industry. Let us carefully preserve these latter advantages; and we need never be apprehensive of losing the former »[1].

 

Il s’intéresse tout particulièrement à la monnaie et son credo est celui-ci : « the greater or less plenty of money is of no consequence ; since the prices of commodities are always proportioned to the plenty of money »[2]. Ceci favorise les pays dotés de peu de monnaie dans le commerce international : leurs prix plus bas les rendront plus concurrentiels, ce qui corrigera la distribution des métaux précieux en leur faveur.

 

Hume modère toutefois ce propos : si la masse monétaire en circulation augmente, l’effet sur les prix ne se fera sentir que progressivement. En attendant que tous les prix se soient ajustés, il s’écoule un délai pendant lequel l’activité économique peut être stimulée par la circulation monétaire plus abondante. Hume en conclut : « it is of no manner of consequence with regard to domestic happiness of a state, whether money be in a greater or less quantity. The good policy of the magistrate consists only in keeping it, if possible, still encreasing, because, by that means, he keeps alive a spirit of industry in the nation and encreases the stock of labour, in which consists all real power and riches »[3].

 

La proposition suivant laquelle les prix sont réglés par la proportion entre les biens et la monnaie, n’est valide que dans la mesure où l’on a affaire à des biens échangés sur des marchés contre de la monnaie. Depuis la découverte de l’Amérique, la quantité de métaux précieux a augmenté en Europe dans une proportion justifiant une hausse des prix largement supérieure à celle qui eut effectivement lieu. Mais en même temps, l’échange monétaire s’est développé au détriment du troc et de l’autoconsommation, ce qui a altéré le rapport entre les volumes respectifs des paiements et de la monnaie.

 

« Nothing is esteemed a more certain sign of the flourishing condition of any nation than the lowness of interest. And with reason; though I believe the cause is somewhat different from what is commonly apprehended. Lowness of interest is generally ascribed to plenty of money. But money, however plentiful, has no other effect, if fixed, than to raise the price of labour.

 

Mais le taux d’intérêt ne dépend pas de la quantité de monnaie. « High interest arises from three circumstances: A great demand for borrowing; little riches to supply this demand; and great profits arising from commerce: And these circumstances are a clear proof of the small advance of commerce and industry, not of the scarcity of gold and silver »[4].

 

« For suppose that, by miracle, every man in Great Britain should have five pounds slipt into his pocket in one night; this would much more than double the whole money that is at present in the kingdom ; yet there would not next day, nor for some time, be any more lenders, nor any variation in the interest »[5]. Il n’en résulterait qu’une hausse des prix.

 

« It is needless, therefore, to enquire which of these circumstances, to wit, low interest or low profits, is the cause and which is the effect ? They both arise from an extensive commerce and mutually forward each other. No man will accept low profits where he can have high interest ; and no man will accept of low interest where he can have high profits. An extensive commerce, by producing large stocks, diminishes both interest and profits… »[6]. « Those who have asserted, that the plenty of money was the cause of low interest, seem to have taken a collateral effect for a cause »[7].

 

Jacques Turgot fut ministre des finances de Louis XVI. A ce titre, il entreprit de nombreuses réformes favorisant l’économie de marché aux dépens de la vieille économie corporatiste et semi-féodale. Il fut révoqué lorsque ses réformes déplurent à l’aristocratie. Inspiré par la physiocratie, sa contribution dépasse largement le cadre étriqué de celle-ci. Comme Quesnay, il contribua à l’Encyclopédie de Diderot. En 1766, paraissent ses « Réflexions sur la formation et la distribution des richesses », un ouvrage en avance sur son temps. Turgot s’y intéresse successivement au concept de valeur, à la monnaie et au capital.

 

Concernant la valeur d’échange des biens, Turgot insiste sur la différence entre l’échange isolé et l’échange sur un marché. Deux hommes sur une île déserte, porteurs chacun d’un bien différent, s’ils trouvent avantage à échanger, conviendront d’un rapport de prix, qui reflète leur situation particulière à tous deux ; on peut presque parler d’un rapport de prix aléatoire ; deux autres hommes auraient sans doute fixé un autre prix. Par contre, sur un marché, un prix unique s’impose du fait de la concurrence. Ce prix (ou ce rapport de prix s’il s’agit de troc), égalisant l’offre et la demande entre de nombreux intervenants, peut être considéré comme la véritable valeur du bien considéré.

 

« Le commerce donne à chaque marchandise une valeur courante, relativement à chaque autre marchandise, d’où il suit que toute marchandise est l’équivalent d’une certaine quantité de toute autre marchandise & peut être regardée comme un gage qui la représente. (…) Chaque marchandise peut servir d’échelle de mesure commune pour y comparer la valeur de toutes les autres »[8]. Toutefois, dans cette fonction de réserve de valeur d’échange et d’unité de mesure de la valeur, les marchandises dont la qualité est peu variable conviennent beaucoup mieux. La marchandise choisie pour remplir cette double fonction est ce qu’on appelle la monnaie. Les métaux précieux « y sont plus propres qu’aucune autre substance », notamment car « ils sont susceptibles de toutes les divisions imaginables » ; en outre ils sont inaltérables et ont « une très grande valeur sous un poids et un volume très peu considérable (…) Tout homme qui a une denrée superflue & qui n’a pas, au moment, besoin d’une autre denrée d’usage, s’empressera donc de l’échanger contre de l’argent »[9]

 

Turgot ajoute : « On ne peut prendre pour commune mesure des valeurs, que ce qui a une valeur, ce qui est reçu dans le commerce en échange des autres valeurs : & il n’y a de gage universellement représentatif d’une valeur, qu’une valeur égale. Une monnoie de pure convention est donc une chose impossible ». Turgot montre qu’il a correctement compris la nature de la monnaie métallique. Par contre, il n’a pas été capable d’anticiper l’avènement d’un autre système monétaire.

 

Turgot en vient ensuite au capital. « Tous les genres de travaux de la culture, de l’industrie, du Commerce exigent des avances. Quand on laboureroit la terre avec les mains, il faudroit semer avant de recueillir : il faudroit vivre jusqu’après la récolte. Plus la culture se perfectionne & s’anime, plus les avances sont fortes »[10]. Turgot conçoit également que le capital est sous-tendu par un processus de circulation constant : « toutes les branches de commerce roulent sur une masse de capitaux ou de richesses mobiliaires accumulées qui, ayant été d’abord avancées par les Entrepreneurs, dans chacune de ces différentes classes de travaux, doivent leur rentrer chaque année avec un profit constant ; savoir le capital pour être reversé et avancé de nouveau dans la continuation des mêmes entreprises & le profit pour la subsistance plus ou moins aisée des Entrepreneurs »[11].

 

Il ne faut pas confondre l’argent et le capital. « (Leurs) évaluations sont indépendantes l’une de l’autre & sont réglées par des principes tout différens ». Turgot imagine un doublement de la masse d’argent en circulation distribué proportionnellement à la masse initiale. « L’argent, considéré comme masse de métal, diminuera certainement de prix, ou, ce qui est la même chose, les denrées seront payées plus cher (…) Mais il ne s’ensuivra nullement de-là que l’intérêt de l’argent baisse, si tout cet argent est porté au marché & employé aux dépenses courantes de ceux qui le possèdent, comme l’étoit, par la supposition, le premier million d’onces d’argent ; car l’intérêt de l’argent ne baisse qu’autant qu’il y ait plus d’argent à prêter, à proportion des besoins des emprunteurs, qu’il n’y en avoit auparavant. Or l’argent qu’on porte au marché n’est point à prêter ; c’est l’argent mis en réserve, ce sont les capitaux accumulés qu’on prête »[12]. Turgot est manifestement sur la même longueur d’onde que Hume, avec qui, d’ailleurs, il correspondait. Il partage avec lui la conviction qu’un intérêt plus bas est représentatif d’une plus grande épargne accumulée et est donc un signe de prospérité. Parallèlement, un taux d’intérêt plus élevé est défavorable à l’activité : « Si l’intérêt est à cinq pour cent, toute terre à défricher, dont les produits ne rapporteront pas cinq pour cent, outre le remplacement des avances & la récompense des soins du cultivateur, restera en friche »[13].

 

Turgot montre aussi que « dès que les profits résultant d’un emploi quelconque d’argent augmentent ou diminuent, les capitaux s’y versent ou s’en retirent en se versant vers les autres emplois ; ce qui change nécessairement dans chacun de ces emplois le rapport du capital au produit annuel »[14].

 

Un autre article de Turgot a accédé à la renommée, consacré à réfuter un mémoire écrit par un certain Saint-Palavy ; estimant le rapport de la production de la terre aux avances du fermier à cinq pour deux invariablement, celui-ci croit pouvoir appliquer ce ratio pour calculer la perte en production causée par un impôt indirect qui grève les avances. Contre ce simplisme, Turgot écrit « il ne faut qu’un peu de réflexion pour sentir qu’il ne peut y avoir de proportion constante entre les avances et les produits »[15]. On peut l’expliquer ainsi : « La semence jetée sur une terre naturellement fertile mais sans aucune préparation serait une avance presque entièrement perdue. Si on y joint un seul labour, le produit sera plus fort ; un second, un troisième labour pourront non pas simplement doubler et tripler, mais quadrupler et décupler le produit, qui augmentera ainsi dans une proportion beaucoup plus grande que les avances n’accroissent, et cela jusqu’à un certain point où le produit sera le plus grand qu’il soit possible, comparé aux avances. Passé ce point, si on augmente encore les avances, les produits augmenteront encore, mais moins, et toujours de moins en moins jusqu’à ce que, la fécondité de la terre étant épuisée et l’art n’y pouvant plus rien ajouter, un surcroît d’avance n’ajouterait absolument rien au produit »[16]. Turgot remarque que tant que les avances rapportent un excédent de production sur leur valeur, accrue de l’intérêt courant, il est avantageux d’y procéder. Le point où le produit est maximal par rapport aux avances n’est en rien un optimum.

 

Smith et la « main invisible » du marché

Adam Smith étudia puis enseigna la philosophie morale à l’Université de Glasgow. Son ouvrage « Theory of Moral Sentiments », publié en 1759 lui apporta la renommée et le succès. Au cours d’un voyage en France, il rencontra les philosophes et les économistes les plus éminents que comptait ce pays : Turgot, d’Alembert, Helvétius, Voltaire et Quesnay.

 

En 1776 paraît son œuvre maîtresse « An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations », l’ouvrage d’économie politique le plus complet jamais écrit à son époque. Pour la postérité, il est resté l’un des écrits fondateurs de la pensée libérale. Il fait partie de ces monuments intellectuels que peu de gens ont lus mais dont chacun connaît les lignes de force ; que cet ouvrage clame les vertus du marché est bien connu. Contrairement à beaucoup d’auteurs contemporains de la révolution industrielle, Smith se soucie du sort des masses laborieuses : « It is but equity, besides, that they who feed, clothe, and lodge the whole body of the people, should have such a share of the produce of their own labour as to be themselves tolerably fed, clothed, and lodged »[17]. Il pense également que « the difference of natural talents in different men is, in reality, much less than we are aware of »[18]; ces différences sont largement attribuables aux coutumes et à l’éducation. Smith considère les lois du marché comme le meilleur garant d’une prospérité bien répartie.

 

Le libéralisme de Smith est le mieux exprimé par sa métaphore bien connue de la main invisible : «by directing that industry in such a manner as its produce may be of the greatest value, every individual intends only his own gain, and he is in this, as in many other cases, led by an invisible hand to promote an end which was no part of his intention. (…) By pursuing his own interest he frequently promotes that of the society more effectually than when he really intends to promote it. »[19]. Cette idée est paraphrasée par cette autre citation : « it is not from the benevolence of the butcher, the brewer or the baker that we expect our dinner, but from their regard to their own interest. »[20].

 

En vertu de ce principe, Smith tire trois conclusions :

  1. L’intervention des pouvoirs publics (l’Etat et les pouvoirs locaux) dans la vie économique doit être limitée à quelques domaines que Smith énumère : la défense nationale, le maintien de la paix intérieure (justice et police), l’enseignement, ainsi que les ouvrages d’infrastructure (ponts, chaussées, canaux…) lorsqu’il n’est pas possible d’en tirer des revenus qui assurent leur entretien et leur gestion.
  2. Les monopoles, ententes et corporations permettent à leurs membres de prélever des surprofits au détriment du reste de l’économie et nuisent à l’efficacité économique. Leurs privilèges et pouvoirs doivent être combattus.
  3. Le libre échange doit prévaloir dans le commerce international. Smith condamne le protectionnisme et se révèle un critique intransigeant de la doctrine mercantiliste.

 

Smith attribue la progression de la prospérité au cours des siècles à la division du travail. Les producteurs spécialisés dans une production pointue atteindront un niveau de productivité hors d’atteinte de ceux pour qui la même production n’est qu’un produit ou une opération parmi une vaste gamme. Mais les entreprises ne se spécialiseront que s’il existe une demande suffisante pour des produits hautement spécifiques. Selon les mots de Smith, la division du travail est « limitée par l’extension du marché ». D’où l’avantage que l’échange ne soit pas confiné dans une aire géographique trop limitée. D’où l’importance de moyens de communication à bas prix qui rapprochent les agents économiques, jusque par delà les océans.

 

Abordant la problématique de la valeur, Smith observe que ce mot a deux significations différentes :

  • la valeur d’usage : c’est l’utilité du bien pour son possesseur ;
  • la valeur d’échange que Smith définit ainsi : « the power of purchasing other goods which the possession of that object conveys »[21]. La valeur d’échange n’est donc rien d’autre que le prix, à une nuance près, qui apparaîtra d’ici peu.

 

Smith note le fameux paradoxe : les biens dont la valeur d’usage est très élevée ont souvent une faible valeur d’échange et vice versa ; il suffit de comparer des biens très utiles comme l’eau et l’air, dont la valeur d’échange est nulle ou quasi-nulle, avec le diamant, nettement moins utile mais plus cher. Ce n’est donc pas l’utilité qui détermine la valeur d’échange.

 

De ces deux notions de valeur, la plus importante aux yeux de l’économiste est la valeur d’échange. On appelle théorie de la valeur, toute explication des facteurs qui déterminent la valeur d’échange. Comme nous nous en rendrons compte tout au long de ce livre, la théorie de la valeur est l’un des thèmes qui préoccupera le plus les économistes de tous bords.

 

Smith opère une distinction, assez embrouillée- il est vrai-, entre la mesure de la valeur et la détermination de celle-ci.

 

Commençons avec la mesure de la valeur. Le prix monétaire est un étalon insatisfaisant puisque la monnaie est un bien (du métal précieux en l’occurrence) dont la valeur est elle-même sujette à fluctuation. Smith prétend que ce problème d’instabilité ne se pose pas avec le travail pris comme étalon de mesure. Pourquoi le travail ? « The real price of every thing, what every thing costs to the man who wants to acquire it, is the toil and trouble of acquiring it. What every thing is really worth to the man who wants to exchange it for something else is the toil and trouble which he can save to himself and which he can impose upon other peoples. (…) (The goods we buy) indeed save us this toil. They contain the value of a certain quantity of labour which we exchange for what is supposed at the time to contain the value of an equal quantity. Labour was the first price, the original purchase-money that was paid for all things »[22]. En conséquence, « Labour alone, therefore, never varying in its own value, is alone the ultimate and real standard by which the value of all commodities can at all times and places be estimated and compared. It is their real price; money is their nominal price only »[23]. Comment concilier cette affirmation de l’invariance de la valeur du travail avec les variations du pouvoir d’achat du salaire ? Tout simplement, dit Smith, c’est la valeur des biens qui change et non celle du travail. Mais dans cette optique, la valeur d’échange n’est plus un rapport entre deux biens égaux dont chacun peut être pris comme étalon ; le travail est l’étalon par nature. On doit aussi en inférer que la valeur du travail et le salaire réel (et a fortiori le salaire nominal) sont deux choses différentes. Or il n’est pas évident que Smith aurait souscrit à cette conclusion. C’est donc dans une certaine confusion que Smith introduit la distinction très importante en économie entre la valeur réelle et la valeur nominale des biens.

 

Smith reconnaît que l’hétérogénéité du travail amène une difficulté dans la détermination de la valeur travail des biens, mais il la résout en réduisant les diverses variétés de travail en unités du travail le plus facile. Certaines tâches, soit parce qu’elles sont plus pénibles, soit parce qu’elles requièrent une compétence particulière, ont leur temps de travail compté avec un facteur multiplicatif. Pour déterminer ce facteur, Smith ne propose aucune formule ; il résulte du marchandage propre à la formation des prix.

 

Selon Smith, tout travail ne crée pas de valeur. C’est la fameuse et parfois fumeuse distinction entre travail productif et travail improductif. “Thus the labour of a manufacturer adds, generally, to the materials which he works upon, that of his own maintenance, and of his master’s profit. The labour of a menial servant, on the contrary, adds to the value of nothing (…) But the labour of the manufacturer fixes and realises itself in some particular subject or vendible commodity (…) The labour of some of the most respectable orders in the society is, like that of menial servants, unproductive of any value (…) The sovereign, for example, with the officers both of justice and war who serve under him, the whole army and navy, are unproductive labourers. They are the servants of the public, and are maintained by a part of the annual produce of the industry of other people. Their service, how honourable, how useful, or how necessary soever, produces nothing for which an equal quantity of service can afterward be procured”[24]. Il ajoute à cette liste des improductifs : “churchmen, lawyers, physicians, men of letters of all kinds; players, buffoons, musicians, opera-singers, opera-dancers &c”. A mon avis, il est impossible d’établir une classification des travaux productifs et improductifs entièrement cohérente et inattaquable.

 

Abordant ensuite la détermination de la valeur, Smith la considère différemment selon le type d’économie auquel on a affaire. Voyons d’abord – et rapidement- « the early and rude state of society which precedes both the accumulation of stock and the appropriation of land ». Dans la société primitive, les valeurs des biens sont proportionnelles à la quantité de travail nécessaire pour les obtenir. L’exemple donné par Smith a été mille fois répété : s’il faut deux fois plus de travail pour chasser un castor qu’un daim, le castor s’échangera contre deux daims[25].

 

Dans la société avancée, trois agents participent à la production : le travailleur, le propriétaire foncier et le capitaliste (une même personne peut, le cas échéant, cumuler deux de ces fonctions ou les trois). Chacun d’eux exigera sa part. La valeur d’échange est déterminée en additionnant ces parts qui ont pour noms le salaire, la rente et le profit. Lorsqu’on décompose le prix du pain en profits, salaires et rentes, on considère évidemment la rémunération non seulement du boulanger et de ses employés, mais aussi du meunier, du fermier et de tous ceux qui ont fourni des services accessoires tels que transports…

 

Il y a un salaire naturel, un profit naturel et une rente naturelle ; la valeur d’échange est le prix naturel résultant de l’addition des rémunérations à leur valeur naturelle[26]. Mais le prix du marché peut s’écarter temporairement de ce prix naturel, si des conditions accidentelles produisent pléthore ou pénurie (cf. Cantillon ci-dessus). Comme le dit Smith, le prix du marché gravite autour du prix naturel. Normalement, ces variations sont temporaires parce qu’un marché à demande insatisfaite attire les producteurs et qu’un marché à demande insuffisante les repousse. Il existe toutefois certaines situations où le producteur peut vendre durablement au-dessus de la valeur naturelle. Smith donne l’exemple de la manufacture qui bénéficie de secrets de production. Le monopole en est un autre exemple.

 

Smith analyse ensuite l’un après l’autre et en détail, chacun des trois facteurs de production. On s’attendrait à trouver dans cette analyse la formule déterminant leur rémunération naturelle, mais cette attente est déçue. Voyons brièvement les commentaires de Smith sur le marché du travail ainsi que sur le capital et le profit.

 

Le salaire est le résultat d’une négociation antagonique entre deux classes. Les employeurs étant moins nombreux que les salariés et mieux protégés par la loi, c’est un peu le pot de fer contre le pot de terre. Mais, contrairement à d’autres économistes, Smith n’en conclut pas que les salaires sont condamnés au minimum vital. Smith insiste également sur le surplus de productivité qui peut résulter d’une meilleure rémunération.

 

Qu’est-ce qui détermine la demande de travail et le volume de l’emploi ? « The demand of those who live by wages, it is evident, cannot increase but in proportion to the increase of the funds which are destined for the payment of wages »[27]. D’apparence tautologique, cette phrase est loin d’être anodine. Smith introduit ici la théorie du fonds des salaires, qui fera florès tout au long du XIXe siècle. Des salaires ne peuvent être payés pour telle production que parce que du capital a été constitué à cette fin, préalablement à la production. Cette accumulation préalable est indispensable, car la production ne nourrit pas elle-même ceux qui y sont employés. Le fonds des salaires est conçu comme ayant un volume assez rigide. Il sera plus élevé dans une société en croissance rapide que dans une société stationnaire ; la croissance du revenu social importe plus que son niveau absolu.

 

La rémunération du capitaliste est appelée profit lorsque l’entrepreneur travaille avec son propre capital et intérêt lorsqu’il travaille avec du capital emprunté[28]. Le taux d’intérêt se règle sur le taux de profit et Smith ne considère pas la distinction entre eux comme essentielle. En principe, des capitaux investis dans des branches différentes doivent rapporter un taux de profit identique ; si tel n’était pas le cas, l’équilibre serait rapidement rétabli du fait du déplacement de capitaux vers les branches les plus rentables. Ce mécanisme est toutefois assorti d’un autre facteur : plus une affaire est risquée, plus le taux de profit qui rémunère son capital doit être élevé.

 

Smith considère l’accumulation du capital comme un facteur de progrès des salaires ; selon lui, cette même cause entraîne une baisse tendancielle du taux de profit. L’explication est celle-ci : plus de capital signifie plus de concurrence entre les producteurs et celle-ci rabote leur profit.

 

Smith analyse le capital en profondeur. L’épargne en est selon lui la source unique. Il introduit une distinction entre deux parties du capital, qui se révélera très importante, comme le lecteur le constatera tout au long du présent ouvrage :

 

  1. Le capital fixe : Ce sont les bâtiments, machines et outils, le charroi. Smith y inclut également les « improvements of land » très importants en agriculture et la formation des producteurs nécessaire à l’acquisition de talents.
  2. le capital circulant : appelé ainsi, parce qu’il change de forme en un cycle continuellement répété : argent puis matières et travail, puis encours de production, puis produits finis puis à nouveau argent[29].

 

 

[1] Hume [162] § 2.5.4

[2] Hume [162] § 2.3.1

[3] Hume [162] § 2.3.9

[4] Hume [162] § 2.4.6

[5] Hume [162] § 2.4.9

[6] Hume [162] § 2.4.14

[7] Hume [162] § 2.4.15

[8] Turgot [369] pp. 24-25

[9] Turgot [369] pp 29-30.

[10] Turgot [369] p.34

[11] Turgot [369] p.45

[12] Turgot [369] p.49

[13] Turgot [369] pp. 58-59

[14] Turgot [369] p.58

[15] Turgot [368] p. 419

[16] Turgot [368] p. 421

[17] Smith [336] § 1.8.35. L’honnêteté commande préciser que les préjugés sociaux de la classe dominante sont présents dans d’autres passages de l’ouvrage.

[18] Smith [336] § 1.2.4

[19] Smith [336] § 4.2.9

[20] Smith [336] § 1.2.2

[21] Smith [336] § 1.4.13.

[22] Smith [336] § 1.5.2

[23] Smith [336] § 1.5.8

[24] Smith [336] § 2.3.1 et 2.3.2

[25] Smith est ici dans un monde imaginaire ; ce n’est que la concurrence entre les chasseurs qui peut fixer les valeurs d’échange de cette manière. Un tel niveau de concurrence n’existait pas dans les sociétés primitives.

[26] L’articulation entre la mesure de la valeur selon la seule quantité de travail et sa détermination par l’addition des trois rétributions demeure obscure.

[27] Smith [336] § 1.8.18.

[28] Comme nous le verrons, la distinction théorique entre le profit et l’intérêt évoluera par la suite.

[29] Le capital circulant est un concept plus abstrait, plus difficile à saisir que le capital fixe. Du point de vue comptable, on retrouve le capital circulant dans les stocks de matières premières et de produits finis, mais surtout dans l’encours de production, c’est-à-dire les biens dont la production a déjà absorbé des dépenses (notamment de salaire) mais qui ne sont pas encore mûrs pour être commercialisés.

Si on se place au niveau non pas de la firme mais de l’économie en général, tous les biens intermédiaires, non consommables comme tels peuvent être considérés comme du capital circulant. Le tissu et le fil appelé à être tissé sont des vêtements en devenir, donc du capital circulant.

Bibliographie

[162]

Hume David (1987) Essays Moral, Political, and Literary, Liberty Fund Inc, Indianapolis. Site Internet Library of Economics and Liberty http://www.econlib.org/library/LFBooks/Hume/hmMPL.html

[336]

Smith Adam (1904) An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (2 volumes), Edwin Cannan. Methuen & Co, London. Site Internet Library of Economics and Liberty http://www.econlib.org/library/Smith/smWN.html

[368]

Turgot Jacques (1966) «Observations sur le Mémoire de M. de Saint-Peravy» in Œuvres de Turgot, Osnabrück Otto Zeller, vol 1, pp. 418-433.

[369]

Turgot Jacques (1966) «Réflexions sur la Formation et la Distribution des richesses» in Œuvres de Turgot, Osnabrück Otto Zeller, vol 1, pp. 1-67.

[370]

Turgot Jacques (1966) «Valeurs et monnaies» in Œuvres de Turgot, Osnabrück Otto Zeller, vol 1, pp. 75-93.

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